Quelques contributions au de'bat engage' sur le recherche scientifique Le gouvernement engage un vaste de'bat sur la recherche scientifique, qu'il a su habilement stimuler par ce que certains interpre`tent comme des restrictions, alors que ce sont des mesures de bon sens. Je ne pre'tends pas trouver tout seul des solutions aux nombreux proble`mes que, he'las, les scientifiques posent a` la socie'te' (qui en a bien d'autres, bien plus importants, a` re'soudre), mais je souhaite juste apporter un avis personnel. On entend souvent dire que les chercheurs ne peuvent rester << chercheurs a` vie >>, en expliquant (ou en sous-entendant) que la cre'ativite' qui leur est ne'cessaire pour exercer correctement leur me'tier s'e'puise avec l'a^ge. Il est donc bien plus judicieux de les placer sur un statut pre'caire et temporaire alors qu'ils sont au ze'nith de leurs capacite's, ce qui les motive bien mieux que s'ils avaient un statut de fonctionnaire. Cela les pousse a` produire de la bonne science qui gonfle avantageusement les indices d'impact des publications (la Cour des Comptes est d'ailleurs assez sensible a` cet e'le'ment quantitatif, on le comprend bien). Ensuite, on peut les laisser se de'brouiller : une minorite' (encore un peu cre'ative quand me^me) trouvera un poste de professeur titulaire (il en faut bien quelques-uns pour re'compenser leurs efforts ante'rieurs et pour encadrer les jeunes), les autres feront comme tout le monde, ils chercheront un emploi. Il me semble que cette approche efficiente d'un des proble`mes de la recherche scientifique est la bonne, je n'en voudrais pour preuve que les me^mes observations sur l'extinction de la cre'ativite' valent pour de nombreuses autres professions. A-t-on vu en effet un peintre faire de bonnes toiles apre`s la quarantaine (voir par exemple Modigliani) ? Ou bien un compositeur faire autre chose que de mauvaises rengaines de`s qu'il devient quinquage'naire (Mozart lui-me^me n'a absolument rien e'crit apre`s 35 ans) ? Ou encore un e'crivain publier quoi que ce soit de significatif apre`s avoir de'passe' la cinquantaine (Victor Hugo avait e'videmment des ne`gres, ce qui est difficile, quoique pas impossible, dans les sciences) ? Et je ne parle pas des avocats, des acteurs, des artistes de tout poil, des magistrats, des journalistes et me^me des hommes politiques, dont chacun sait que leur excellence n'a qu'un temps (parfois extre^mement bref dans le cas de ces derniers) : qui connai^t ou a connu un ministre ou me^me un pre'sident de la Re'publique de plus de soixante ou soixante-dix ans ? Inutile d'accumuler plus de preuves convaincantes, elles parlent d'elles me^me. Malgre' tout, il reste encore quelques attarde's ou conservateurs qui pre'tendent qu'on peut recruter un chercheur vers trente ans, sur un statut de titulaire, et, moyennant que son activite' soit e'value'e au minimum tous les deux ans, le laisser faire toute sa carrie`re (s'il le souhaite et s'il donne satisfaction) dans ce statut. On ne peut qu'e^tre offusque' de constater une telle e'troitesse d'esprit (ou un tel corporatisme). Aucun me'tier de la fonction publique ne donne droit a` des privile`ges aussi exorbitants. Qui pre'tendrait laisser un inspecteur des finances ou un administrateur civil finir une carrie`re de titulaire dans le cadre qu'il aura inte'gre' a` sa sortie de l'ENA, vers 24 ou 25 ans ? Qui peut soutenir qu'il serait sain qu'un inspecteur du Tre'sor puisse passer sa vie professionnelle a` toujours s'occuper des impo^ts ? Et les militaires ? Et les enseignants ? Et les policiers, les inge'nieurs des Ponts et Chausse'es, les professeurs agre'ge's de me'decine, les pre'fets, et tant d'autres professions certes utiles (on ne peut pas toujours en dire autant des professions scientifiques, he'las), mais a` la productivite' passage`re. Non, on ne peut envisager une carrie`re entie`re de scientifique, sachons donc limiter le recrutement de titulaires (ou me^me l'interrompre carre'ment), ce qui permettra ipso facto de ne pas avoir a` re'soudre le proble`me de leur inefficacite' croissante avec l'a^ge et de la charge qu'ils repre'sentent pour la socie'te'. De plus, il me semble que cette recommandation de recruter peu ou pas de titulaires devrait s'e'tendre a` d'autres professions, en particulier parmi celles que j'ai cite'es plus haut. On pre'tend, avec combien de de'magogie, que la titularisation donne ou permet l'inde'pendance d'esprit ne'cessaire a` un scientifique pour se consacrer a` sa recherche, sans contraintes imme'diates et sans pre'occupations quotidiennes au sujet de ses moyens d'existence. On sait parfaitement combien ces affirmations sont fallacieuses, et comment une certaine inse'curite' et une certaine instabilite' peuvent e^tre notablement plus productives et profitables. L'inde'pendance d'esprit n'est d'ailleurs pas vraiment une qualite', ce serait pluto^t un handicap pour tout le monde. Mais qu'en est-il de ces autres professions que je mentionnais au de'but de ce paragraphe ? Voyons par exemple les magistrats, et examinons les de'ga^ts qu'entrai^ne un recrutement pre'coce dans un statut prote'ge', c'est-a`-dire de titulaire : certains d'entre eux, non de'tecte's a` temps, se permettent par la suite des investigations ge^nantes, soule`vent des proble`mes dont la re'solution entrai^ne bien des complications, en un mot nous de'rangent. Si ces me^mes magistrats e'taient teste's en de'but de carrie`re, disons pendant une dizaine d'anne'es, en les plac,ant dans des statuts temporaires, sur des contrats a` dure'e de'termine'e, s'ils devaient eux-me^mes chercher une juridiction pour les accueillir en rendant visite aux magistrats de'ja` titularise's, s'ils devaient apprendre a` plaire, il y a fort a` parier que la profession serait assainie spontane'ment : les fortes te^tes seraient bien oblige'es de se couler dans le moule pour obtenir enfin une position acceptable et permanente, et les irre'ductibles, de'couverts pre'cocement, seraient de'finitivement e'carte's. C'est pourquoi je pense que les recommandations du << Conseil strate'gique de l'innovation >>, qui datent du mois de mai, sugge'rant une titularisation intervenant au plus to^t a` la quarantaine, n'auraient pas du^ se borner aux professions scientifiques (d'ailleurs, mais ce n'est pas le sujet ici, on pourrait bien financer aussi les tribunaux par des fondations, ils ont un besoin criant de moyens). Enfin, une voix autorise'e sugge`re qu'il faudrait << ame'liorer le rendement de la recherche publique pour qu'elle soit plus en ade'quation avec les besoins des marche's >>. [M. Francis Mer, ministre des finances, 26 juin 2003.] Me^me si ma voix n'est pas aussi autorise'e que celle de la personnalite' que je cite, je voudrais l'ajouter a` celles qui approuvent une telle de'claration. Que constate-t-on en effet ? La socie'te' de'pense des sommes bien trop importantes a` entretenir des le'gions de scientifiques, sans qu'on puisse incorporer le plus souvent les re'sultats de leur activite' dans les bilans e'conomiques. Quand une entreprise investit, elle produit des re'sultats aussi rapidement que possible (l'impatience des actionnaires est bien compre'hensible), elle peut donc exhiber ce qu'on appelle << retour sur investissement >>, mesure qui est devenue une ve'ritable valeur culturelle (et me^me morale), qui en remplace d'autres, devenues obsole`tes. Il est vrai que certains << savants >> du temps jadis se sont fait une re'putation qui ne doit rien a` cette notion : c'est parce que la bourse n'existait pas encore, et qu'alors on s'inte'ressait a` des choses qu'on conside`re aujourd'hui comme bien futiles. Quelle inte're^t en effet de savoir que la Terre tourne, et en plus qu'elle tourne autour du Soleil ? Me^me si on avait fait cette de'couverte la semaine dernie`re, les marche's financiers s'en seraient-ils mieux porte's ? Probablement pas, sauf peut-e^tre en ce qui concerne les entreprises du secteur des me'dias, qui auraient pu profiter de la nouvelle pour publier des nume'ros spe'ciaux contenant de nombreuses pages publicitaires. Newton, Kepler, quand ils ont introduit l'un la notion d'attraction universelle et l'autre les lois du mouvement des corps ce'lestes, ont-ils seulement songe' a` l'inutilite' e'conomique de leurs trouvailles a` cette e'poque ? Heureusement, ils ne cou^taient rien a` la socie'te', on peut donc leur trouver des excuses. Aujourd'hui, on de'pense des sommes folles a` construire des acce'le'rateurs pour aller regarder le de'tail des noyaux des atomes : en engloutissant ainsi des salaires et des investissements qui auraient pu e^tre utiles ailleurs, on tourne le dos aux re'alite's e'conomiques : les physiciens des hautes e'nergies ont-ils su proposer un indice QUARK40 aux financiers ? Non, e'videmment. On pourrait trouver bien d'autres exemples de recherches qui ne trouvent rien (un comble !), ou qui trouvent des choses absolument inutiles e'conomiquement (par exemple les sculptures e'gyptiennes dans le port d'Alexandrie, l'analyse de manuscrits anciens, le comportement des manchots en Terre Ade'lie, les tourbillons sur la surface de Jupiter, plein de the'ore`mes mathe'matiques, dans quelles positions forniquent les papillons ou les oursins, etc.). Il est vrai que d'autres scientifiques ont quand me^me permis a` l'industrie d'engranger des be'ne'fices : par exemple la de'couverte de l'effet transistor a entrai^ne' la vente de plein d'appareils e'lectroniques, c'est un fait. Ou bien la mise au point de me'thodes de traitement du SIDA, qui permettent a` l'industrie pharmaceutique de se faire des revenus coquets (le marche' est tre`s porteur en Afrique, et d'autres sont en train de s'ouvrir rapidement). Les opportunite's sont donc assez nombreuses, pour autant que les scientifiques acceptent de se tourner vers des sujets rentables. Ces sujets sont d'ailleurs doublement rentables : pour la bonne sante' des marche's, comme on l'a de'ja` dit, mais aussi pour l'avenir professionnel des scientifiques eux-me^mes, qui peuvent choisir. S'ils vont dans le sens souhaite', ils en tireront eux aussi des be'ne'fices : primes, carrie`res favorise'es (ou tout au moins pas bloque'es), cre'dits en abondance (ou tout au moins pas gele's), recrutement de jeunes collaborateurs en position pre'caire (la meilleure pour obtenir d'eux une productivite' optimale). Par contre, e'videmment, celles ou ceux qui s'obstineraient a` revendiquer le droit de s'occuper de recherches inutiles (voir plus haut) devront en tirer les conse'quences, dont ils peuvent de'ja` sentir un avant-gou^t dans les mesures que pre'pare notre gouvernement ou celles qu'il a de'ja` mises en oeuvre : ils ne seront donc pas pris au de'pourvu. Et si des esprits chagrins s'alarment de l'effacement de ce qu'ils appellent << le ro^le culturel de la science >>, << le rayonnement scientifique de la France >>, et autres billevese'es a` la rentabilite' douteuse, qu'ils se rassurent : a` l'e'poque de la mondialisation, prouvons que nous sommes ouverts, partageons avec les autres pays de'veloppe's : laissons-leur le rayonnement et la culture, ils font bien assez d'efforts pour cela, et de notre co^te', gardons l'oeil sur les indices boursiers : l'avenir montrera que nous avons eu raison. Michel Weinfeld 3/7/2003